Avant toute chose, il convient de faire amende honorable : à première vue la tribune de M. Engel, publiée dans les pages du journal Libération nous a bien semblé réelle, et il faut reconnaître que nous avons marché tout du long ! Après tout, nous ne serions pas le premier pays à accueillir à bras ouverts les investissements massifs de groupes industriels dans nos établissements.
Dans l’optique de lancer le débat, l’auteur décrit dans sa tribune les tractations entre le président d’un groupe chinois, spécialisé dans le fret maritime et aérien, et les autorités françaises. Ces discussions visent à permettre à l’industriel le rachat de plusieurs universités.
Pourtant, toute imaginaire que soit cette tribune, elle est loin d’être délirante. La Chine est actuellement aux prises avec une massification de son enseignement supérieur qui aura vu les effectifs étudiants passer de 7 à 24 millions en 10 ans. Les lycéens titulaires du Gaokao, examen national d’entrée à l’université, représentent aujourd’hui 31% des 15-24 ans, et l’objectif est fixé à 45% d’ici 20201. Considérant l’appétence, justifiée, des étudiants chinois pour les mobilités internationales, il est ainsi fort probable que le nombre d’étudiants chinois accueillis dans nos établissements continue d’augmenter pendant la prochaine décennie. C’est une très bonne chose, à la fois pour le rayonnement de notre enseignement et de notre recherche et pour le dynamisme économique produit par ces échanges de cultures, de savoirs et de savoir-faire.
A la lumière de ces quelques éléments, est-il si difficile d’imaginer que le groupe industriel étatique qu’est COSCO puisse servir d’outil d’investissement chinois dans nos établissements ? Si les buts poursuivis peuvent êtres multiples, la logique, elle, n’est pas nouvelle.
De nombreux exemples de pays ayant fait le choix de la privatisation de leur système d’enseignement supérieur et de recherche donnent de la perspective à la situation que projette M. Engel dans sa tribune. Aussi, le cas du Québec est significatif du mouvement d’extrême libéralisation que peut prendre, subitement, un service public.
Au cours des trente dernières années, le financement public de l’enseignement « post-secondaire » et de la recherche québécoise a diminué de manière significative ; désengagement financier, gel de crédit, diminution de la somme consacrée par étudiant sont devenus la norme et ont progressivement poussé le système vers une mutation, à son corps défendant. Si la logique politique consistait bien à réduire au nom de l’austérité les dépenses publiques d’enseignement supérieur, le premier contributeur alternatif envisagé était l’étudiant. Ainsi, à plusieurs reprises en 2007 et en 2012, les gouvernements québécois ont mis en place, ou tenté de mettre en place, des augmentations conséquentes des droits d’inscriptions. Il est d’ailleurs intéressant de constater que dans ces entreprises, les stratégies employées au Québec ne diffèrent pas de celles que préconise un nombre de plus en plus grand d’acteurs en France. Modularisation des droits d’inscription en fonction du revenu des parents, augmentation massive des droits des étudiants internationaux… Il aura fallu aux étudiants québécois le courage et la détermination de mouvements massifs d’opposition pour contrer, un temps, ces attaques à l’encontre de leur service public.
Face à la pugnacité de l’opposition de la jeunesse, une autre solution de diminution de l’investissement public émergea : le recours progressif aux financements privés. Dans les universités québécoises, la part du budget émanant de fonds privés est ainsi passée de 7.5% en 1988 à 22.5%, augmentant de 15% quand les fonds publics ont pour leur part diminué de 21.2%2.
La privatisation de ce qui était alors un service public garant de mobilité sociale, d’émancipation et de progrès collectif ne peut être niée. Et ce ne sont pas les étudiants québécois, régulièrement engagés contre ce mouvement de marchandisation qui diront le contraire !
Mais plus que les chiffres bruts, ce sont les réalités engendrées par le recours massif aux financements privés qui doivent nous tenir en alerte. A l’Université de Laval, les chaires universitaires financées à 100% par le privé ne sont plus une curiosité3. Des enseignants, des chercheurs y sont pour certains intégralement rémunérés grâce à ces fonds privés. Des enseignements y sont régulièrement créés par voie contractuelle, à l’occasion du renouvellement d’un financement. Sans chercher la petite bête, permettez-nous d’y voir une atteinte grave aux principes fondamentaux d’indépendance et de liberté de la recherche et des enseignements !
Les conséquences, nous ne les connaissons que trop bien, pour en constater au quotidien les incidences sur nos amis québécois, américains, britanniques. Mise en concurrence des universités, qui, placées au cœur d’un véritable marché, sont contraintes à la course à l’investisseur. Instauration d’une logique marchande dans laquelle le diplôme devient un produit de consommation, un investissement comme un autre. Diminution du taux de jeunes issus des couches populaires à l’université. Fractures sociales.
Nous n’en voulons pas.
Prenons enfin conscience, collectivement conscience, que nous sommes un des seuls pays de l’OCDE à avoir à peu près maintenu, depuis 2000, la part de financement public de notre système d’enseignement supérieur et de recherche. Sachons toutes et tous que ce critère est la condition sine qua non d’un contrat social au sein duquel chaque jeune peut avoir accès à la formation, à l’émancipation, à la mobilité sociale. Défendons, à chaque instant, le fait que le pays des lumières ne saurait se fourvoyer dans la marchandisation du savoir.
Mais surtout, prenons acte que les attaques à l’encontre de notre service public sont réelles, régulières et virulentes. Prenons acte que la part de financements privés dans nos activités de recherche sont en développement, et que dans certaines universités, elle représente déjà plus de 40% des crédits alloués aux activités de recherche4. Soyons conscients, enfin, que dans chacun des exemples où un investisseur privé, national ou étranger, finance de manière directe et fléchée tout ou partie d’une activité universitaire, il exige des contreparties, sur les résultats des recherches, sur les enseignements dispensés, sur le public étudiant accueilli. Il ne peut subsister d’indépendance ou de coopération là où existe l’aliénation financière.
Alors, toujours aussi délirante, cette fable ?
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